Yochai Benkler étudie les communs et la coopération depuis plus de 20 ans. Il a commencé à s'intéresser à Wikipédia alors que le site n'avait que six mois, et a publié depuis sur les dynamiques des coopératives et les implications sociales et politiques de la coopération en ligne à grande échelle.
Cet auteur et universitaire reconnu interviendra en novembre sur le thème de la production collaborative à l'occasion de la Conférence mondiale « Horizon 2020 » de l'Alliance à Antalya, en Turquie. Sa présentation abordera le rôle des ressources partagées et de la coopération humaine vers l'atteinte de meilleures solutions de marché.
Tandis que la production entre pairs connait une croissance fulgurante sur la toile, de nouveaux modèles en ligne apparaissent, grâce auxquels des personnes produisent et possèdent collectivement des biens innovants. « Ces modèles en ligne possèdent une très forte valeur non marchande, parallèlement aux valeurs liées à la conception d'un produit de qualité, qu'il s'agisse d'une encyclopédie comme Wikipédia ou un système d'exploitation comme Linux », a expliqué Yochai Benkler.
« Pour les coopératives, l'enjeu consiste à mieux prendre conscience (sur le mode de la production commune en ligne) du rôle social et économique plus large des coopératives en tant que modèle alternatif, bien au-delà de la viabilité des entreprises et de la réussite d'une organisation. »
M. Benkler exerce à l'Université Harvard, où il est titulaire de la chaire Berkman en droit des entreprises et codirecteur (faculté) du Berkman Center for Internet & Society. Selon lui, trois tendances juridiques principales auront une incidence sur les coopératives dans les années à venir. L'une d'elles est le droit de la propriété intellectuelle qui, nous dit-il, a été étendu pour englober plusieurs nouveaux domaines. Il cite en exemple les coopératives agricoles, qui peuvent se trouver dans l'incapacité d'utiliser certains produits désormais reliés à des inventions brevetées.
« Les modifications relatives à la liberté d'accès aux communications doivent aussi être prises en considération », a-t-il déclaré. « Si par le passé, l'accès aux communications a été crucial, depuis les politiques favorables au sans fil, à la neutralité puis aux politiques de haut débit à domicile, nous observons un ensemble de changements générant de nouveaux points de contrôle qui risquent de conférer à un nombre restreint d'entreprises un pouvoir démesuré sur les réseaux de communication », a ajouté ce professeur.
« Bien qu'il soit difficile de croire que cette fermeture puisse contrarier la simple communication au sein d'une coopérative, cela risque de placer les travailleurs coopératifs et les consommateurs dans une situation de dépendance accrue à des plateformes détenues par un acteur tiers, comme Facebook ou Google ; ils seront plus exposés à la récupération de leurs données et à la violation de leurs informations personnelles, et davantage soumis à des restrictions quant à l'utilisation de ces applications et plateformes au fil du temps.« »Il existe donc une catégorie type de lois relative à la préservation d'un internet ouvert et à la protection des données personnelles qui est d'une grande importance pour les membres des coopératives, en fonction de leur dépendance aux plateformes en ligne. »
Certains accords commerciaux peuvent également surprendre les coopératives en leur imposant des restrictions de fonctionnement dans certains domaines, indique le professeur Benkler. Il estime que les accords régionaux ont tendance à être moins centrés sur le commerce en lui-même, et davantage sur la propriété intellectuelle ou les accords d'investissements financiers, qui contournent le contrôle démocratique.
Les plateformes en ligne offrent par ailleurs de nombreuses possibilités pour les coopératives souhaitant faire valoir des points de vue alternatifs. Il en va ainsi de l'initiative Banyan Project aux États-Unis, qui s'efforce de favoriser les coopératives locales de cyberjournalisme dans les communautés sous connectées. « C'est un domaine où tout reste à découvrir », affirme Yochai Benckler.
Les logiciels libres sont un autre domaine dans lequel les coopératives pourraient être plus actives. Selon le professeur Bankler, la majeure partie des revenus des développeurs de logiciels ne provient pas du logiciel en lui-même, mais des services de support et des connaissances liés au logiciel. « Si des centaines de développeurs travaillent sur une partie de la distribution de Linux, pourquoi ne forment-ils pas une coopérative qui serait ensuite en mesure de vendre des services de déploiement pour une entreprise donnée, comme MySQL? » demande-t-il.
Cet universitaire considère par ailleurs que les coopératives pourraient faire valoir leurs différences en s'engageant à ne jamais collecter ni utiliser les données de leurs membres ou de leurs clients.
« Aujourd’hui, le modèle dominant des grandes sociétés de l’Internet consiste à offrir des services gratuits, pour en contrepartie collecter de grandes quantités de données personnelles. Ces données servent ensuite à inciter les consommateurs à acheter plus que ce qu'ils souhaitent, par différents moyens, et à agir ou réagir de façon à ce que cela génère davantage de recettes pour les annonceurs.« »Il est essentiel pour les coopératives d'aller à l'encontre de cette tendance ».
« Il ne suffit pas de donner quelques dollars à une personne à la fin de l'année, en guise de retour sur les parts sociales d'adhésion. L'enjeu est autrement plus important d'être en mesure de s'engager de façon crédible vers un équilibre déontologique entre les entreprises et leurs clients. Ceci est d'autant plus vrai lorsque l'on étend le raisonnement aux données : dans la plupart des modèles de développement, le consommateur vend son autonomie en se rendant plus susceptible d'être manipulé par des annonceurs, qui achètent des changements de comportement en échange de produits gratuits ou à bas coût. »
Photo: Yochai Benkler
